Ah, les littératures nordiques ! Un vaste océan narratif qui me fascine depuis toujours. Quand on évoque le Nord, on pense souvent aux paysages glacés, aux aurores boréales, mais aussi, de plus en plus, à cette veine littéraire si particulière qui a su conquérir le monde. Des récits ancestraux des Vikings, gravés dans la glace et la mémoire, aux enquêtes sombres qui nous tiennent en haleine aujourd’hui, il y a un fil rouge, une atmosphère unique que je vous invite à explorer avec moi. Embarquons ensemble pour ce périple littéraire, des drakkars des sagas aux rues enneigées du polar contemporain.
Aux origines la puissance narrative des sagas islandaises
Plongeons d’abord aux racines de cet imaginaire foisonnant. Les sagas islandaises, nées principalement aux XIIe et XIIIe siècles, sont bien plus que de simples récits historiques. Elles constituent le socle fondateur d’une grande partie de la littérature scandinave. Transmises d’abord oralement, de génération en génération, avant d’être couchées sur parchemin, elles racontent les destins de familles islandaises, leurs querelles sanglantes, leurs explorations audacieuses et leur lutte pour la survie dans une nature aussi grandiose qu’impitoyable. Pensons par exemple à la célèbre Saga d’Egill, fils de Grímr le Chauve ou à la tragique Saga de Njáll le Brûlé. Ces textes, d’une richesse inouïe, nous offrent une fenêtre sur la société viking, ses codes d’honneur, sa mythologie et sa vision du monde. On y découvre des personnages complexes, tiraillés entre devoir et passion, courage et désespoir, dont la psychologie étonne encore par sa modernité.
Ce qui me frappe toujours dans les sagas, c’est cette tension constante entre la terre et la mer, un aspect fondamental souligné lors d’une conférence récente. La mer, omniprésente, est à la fois voie d’accès au monde extérieur, promesse d’aventures et de richesses, mais aussi source de périls constants. La terre islandaise, volcanique, sauvage, façonne les âmes autant qu’elle éprouve les corps. C’est dans ce décor spectaculaire que se nouent les drames familiaux, les vengeances et les actes héroïques. Loin d’être des reliques poussiéreuses, ces sagas continuent d’irriguer l’imaginaire contemporain, inspirant artistes, écrivains et cinéastes. Elles nous rappellent que les grandes questions humaines – l’amour, la mort, la loyauté, la trahison – traversent les âges.
Des contes d’antan à l’éveil de l’imaginaire enfantin
Après la fureur épique des sagas, la tradition narrative nordique s’est adoucie, se parant des couleurs des contes populaires et de la littérature pour enfants. Qui, parmi nous, n’a pas rêvé en suivant les pérégrinations du jeune Nils Holgersson sur le dos de son jars à travers la Suède ? Qui n’a pas été marqué par l’irrévérence et la liberté de Fifi Brindacier (Pippi Långstrump en VO !), cette héroïne hors-norme imaginée par la grande Astrid Lindgren ? Ou encore par la poésie douce et mélancolique des Moumines de la Finlandaise Tove Jansson ? Sans oublier, bien sûr, l’universel Hans Christian Andersen, dont les contes danois ont bercé des générations d’enfants à travers le monde.
Ces œuvres, souvent empreintes de magie, de respect pour la nature et d’une certaine philosophie de vie, ont joué un rôle crucial. Elles ont non seulement enchanté notre enfance, mais elles ont aussi contribué à diffuser une certaine image des pays nordiques et à préparer le terrain pour une réception plus large de leurs littératures. Elles portent en elles des thèmes qui résonneront plus tard dans les œuvres pour adultes : le lien profond avec la nature, une certaine forme de mélancolie, mais aussi une résilience face aux épreuves. C’est cet héritage riche et diversifié, allant de l’épopée à l’intime, qui forme le terreau sur lequel va éclore le phénomène littéraire suivant.
Le phénomène Nordic Noir quand le polar explore les failles des sociétés idéales
Et puis, il y a eu cette vague venue du froid qui a déferlé sur les librairies du monde entier : le “Nordic Noir” ou polar scandinave. Ce genre, qui a émergé dès les années 1990 mais a véritablement explosé sur la scène internationale dans les années 2000, a su imposer un style unique, bien loin des clichés du cosy mystery à l’anglaise.
Origines et caractéristiques
Bien que le terme “Nordic Noir” ait été popularisé par les médias britanniques vers 2010, ses racines plongent plus profondément dans la tradition littéraire scandinave. On considère souvent le duo suédois Maj Sjöwall et Per Wahlöö, avec leur série “Martin Beck” (1965-1975), comme des pionniers essentiels. Leurs dix romans policiers mêlaient déjà intrigue et critique sociale acérée, une marque de fabrique que l’on retrouvera chez leurs héritiers. C’est d’ailleurs leur influence directe qui a guidé Henning Mankell, souvent appelé “le père du Nordic Noir”, dont l’inspecteur Kurt Wallander a véritablement fait connaître le genre au grand public.
Qu’est-ce qui définit ce genre ? Le Nordic Noir se caractérise par un style réaliste, souvent direct et épuré, avec des dialogues concis. Les intrigues complexes se déroulent fréquemment dans des paysages nordiques austères, isolés, imprégnés d’un sentiment de solitude qui reflète les tourments intérieurs des personnages. Les protagonistes sont rarement des héros sans faille ; ce sont plutôt des détectives mélancoliques, désabusés, usés par la vie et luttant contre leurs propres démons autant que contre le crime. L’enquête devient alors un prétexte puissant pour explorer les zones d’ombre des sociétés nordiques, souvent perçues comme des modèles de perfection : solitude existentielle, dysfonctionnements sociaux, corruption latente, poids du passé et critique d’un système parfois défaillant.
Le succès à l’écran
Le succès littéraire a été considérablement amplifié par des adaptations télévisuelles de grande qualité. La série Wallander, basée sur les romans de Mankell, a ouvert la voie au Royaume-Uni dès 2008, tant dans sa version suédoise avec Krister Henriksson que dans son adaptation britannique avec Kenneth Branagh. Cependant, c’est la série danoise The Killing (Forbrydelsen), diffusée internationalement à partir de 2011, qui a véritablement catapulté le genre sur la scène mondiale. L’enquête de l’inspectrice Sarah Lund, avec son célèbre pull, a captivé les spectateurs par ses rebondissements, son atmosphère sombre et son exploration du contexte politique.
Dans la foulée, la coproduction suédo-danoise The Bridge (Bron/Broen), lancée en 2012, a confirmé cet engouement avec son duo d’enquêteurs atypiques opérant sur le pont de l’Øresund. Diffusée dans plus de 100 pays, elle a solidifié la place du Nordic Noir dans le paysage audiovisuel. D’autres séries comme Beck (basée sur les romans précurseurs) ou Jordskott ont également enrichi ce panorama. Ces adaptations ont su retranscrire à l’écran cette atmosphère si particulière, ce rythme lent qui prend le temps de s’installer, cette lumière blafarde et cette tension psychologique palpable, prouvant que des histoires locales pouvaient toucher à l’universel.
Au-delà du polar la diversité foisonnante des lettres nordiques actuelles
Si le polar a largement contribué à la renommée internationale des littératures nordiques, il serait réducteur de s’y limiter. La scène littéraire contemporaine des pays du Nord est d’une richesse et d’une diversité incroyables. Des auteurs comme le Finlandais Arto Paasilinna, avec son humour décalé et ses personnages truculents, ou le Danois Jørn Riel et ses “racontars arctiques” pleins de malice, montrent d’autres facettes de cet imaginaire. Heureusement, comme le souligne la librairie Dialogues, le travail passionné des éditeurs francophones permet de découvrir de plus en plus de voix, qu’elles soient confirmées ou émergentes.
Aux côtés de Paasilinna et Riel, des auteurs comme le Norvégien Karl Ove Knausgård avec son œuvre autobiographique monumentale ou l’Islandais Jon Kalman Stefansson et sa prose poétique témoignent de cette vitalité. On retrouve dans cette production contemporaine variée des thèmes récurrents qui traversent les genres et les époques : ce rapport si particulier à une nature omniprésente, tour à tour refuge et menace ; une certaine introspection, une tendance à la mélancolie parfois teintée d’un humour noir ou absurde ; une exploration fine des relations humaines et des secrets de famille ; et souvent, une critique sociale sous-jacente, moins frontale peut-être que dans le polar, mais tout aussi pertinente. Il y a une vitalité remarquable dans cette production, une capacité à se renouveler tout en restant ancrée dans une histoire et une culture spécifiques.
Finalement, ce voyage à travers la littérature nordique, des échos lointains des scaldes vikings aux sirènes des voitures de police dans les rues de Copenhague ou Stockholm, nous révèle une continuité fascinante. C’est une littérature qui ose affronter les ténèbres, qu’elles soient mythologiques, historiques ou sociales, sans jamais complètement renoncer à une forme de poésie brute, à une lumière fragile qui perce l’obscurité. Les sagas nous parlaient déjà de la complexité de l’âme humaine, des liens du sang, de la violence et de la beauté du monde. Le polar contemporain, à sa manière, poursuit cette exploration en la transposant dans nos sociétés modernes.
En tant que passionnée de lecture, je ne peux que vous encourager à hisser les voiles et à naviguer dans ces eaux littéraires riches et profondes. Laissez-vous surprendre par la puissance évocatrice des sagas, charmer par la fantaisie des contes, ou happer par la tension d’un bon polar nordique. Il y a tant de trésors à découvrir, tant d’auteurs qui méritent d’être lus et partagés. Car la littérature nordique, bien plus qu’un simple phénomène de mode, est une invitation constante à regarder le monde – et nous-mêmes – avec un regard neuf, lucide et profondément humain.